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Réalisé par France-Football en 1992 Francis Roux, un professionnel de la toute première heure, c'était quoi ? A vrai dire, c'était un garçon qui était "pro" sans l'être tout à fait. Prenez mon cas : j'étais donc l'un des dix neuf pros de l'effectif cannois, dans lequel il y avait une majorité de Français -surtout des méridionaux- et quelques étrangers. En réalité, c'était surtout eux les véritables pros, même si nous aussi possédions la licence. Est-ce à dire que vous aviez une autre activité ? Parfaitement. Le football me rapportait 1 200 francs par mois, mais à côté j'étais représentant en fromages. Un boulot de contacts, qui me permettait de faire 1 500 francs de mieux. Vos équipiers étaient logés à la même enseigne ? En effet. Clerc notre capitaine, qui, malgré sa petite taille, avait marqué de la tête le but qui nous avait valu la Coupe 1932, était serrurier. Cornelli était représentant comme moi. Calecca éait potier à Vallauris. Bardot et Dutheil étaient des militaires. Avec nous, il y avait également Schlienger, qui était resté amateur, son père étant un riche parfumeur de la région. Les autres équipes fonctionnaient de la même manière ? Je crois bien. Au Red Star Thépot devait être commis des Douanes, Pinel employé de banque, Chantrel agent de publicité... Un salaire de 1 200 francs ça représenait quoi à l'époque ? C'était une somme coquette. un professeur de matière intellectuelle n'en gagnait que 750, un instituteur 620. Pour fixer les idées, notez que le prix du journal d'Auto, l'ancêtre de l'Equipe était de 25 centimes, l'abonnement d'un an étant établi à 82 F (1 640 F en 1992) J'avais ce fixe, plus des primes. C'est-à-dire ? Nous pouvions percevoir 100 francs en cas de victoire et 50 pour un match nul. Et pour les grands matches ? La victoire dans la Coupe 1932, année ou nous étions encore amateurs, nous avait tout de même rapporté un petit bonus de 1 000 francs. Somme que nous aurions encore touchée en 1933 si nous avions battu Lille en finale de ce premier Championnat. En cas de défaite, bézef. On était peut-être moins bien payés qu'au Racing de Paris où, cinq ans plus tard, je gagnais 5 000 fancs par mois, mais le club était bien géré et animé par M. Poesi, un grand monsieur. Les déplacements ? On faisait tout en train. Cannes, qui était un bon club, nous faisait toujours voyager en seconde, alors que la troisième était la règle générale; nous nous retrouvsions à quatre face à face sur les banquettes, les porte-bagages trouvant toujours un ou deux preneurs. Vous arriviez donc à concilier le ballon et le fromage ? Sans difficulté. Nous nous entraînions seulement l'après-midi de deux à cinq heures. Avec Aitken, on faisait un gros travail physique. Moi à cause de la petite taille (1,73 m 69 kilos) je cultivais beaucoup souplesse et détente. Jour J. le 11 septembre 1932 : vous souvenez-vous de cette première journée ? Pas vraiment... On avit dû jouer chez nous aux Hespérides, non ? Oui, contre une équipe du Nord. Oui, oui.. Le SC Fives qui avait pris le statut "pro" avant l'Olympique Lillois, lui soufflant trois bons joueurs au passage Le score fut de 5 à 5. Effectivement. Il me semble d'ailleurs que ce fut le seul match nul de cette ouverture en fanfare, car je garde le souvenir d'une avalanche de buts et de surprises. Bravo ! 43 buts en dix rencontres. Et sept victoires à l'extérieur, Antibes, le premier club pro ayant créé la surprise en allant battre le Red Star chez lui. Les spectateurs devaient être heureux ? Oui, d'autant que pour chaque ville, les équipes comportant sept ou huit joueurs du pays, comme dans notre cas, ça voulait dire quelque chose ! On était attaché à nos couleurs. On se défonçait pour elles, et régulièrement cinq à sept mille spectateurs venaient nous encourager. Avec les 64 000 francs de subvention alloués au départ par l'Etat, les choses se passaient bien... Sauf avec Antibes ! Oui, nous avons eu un petit problème, indirect d'ailleurs, à cause des dirigeants plus que des joueurs. Il y avait chez eux un certain Valère, qui voulait aller plus vite que le train. Ses gars avaient battu Fives 5 à 0 à Fives et, malgré ça, au retour, il essaya de corrompre un des joueurs nordistes. Le speaker qui tenait le haut-parleur compliqua encore la situation en lançant aux spectateurs que notre club avait offert aux Fivois une prime s'ils battaient les Antibois. Dans son délire, il nous accusa même d'avoir attiré l'attention des Fivois sur Kovacs, leur nouvel avant-centre, qui n'était pas qualifié. Bref, ce micmac déboucha sur une réclamation de Fives, qui obtint gain de cause. Valère, fut écarté et Antibes, premier du groupe B et, à ce titre, qualifié pour la grande finale contre Lille, premier du groupe A, en fut privé. Cannes étant second, fort logiquement, c'est à nous que revint l'honneur de remplacer les Antibois déclassés. L'évènement eut lieu le 14 mai à Colombes mais, cette fois, vous n'aviez pas le voile de mariée qui vous avait porté chance lors de la Coupe 1932 ? Non, et comme le terrain était lourd à cause de la pluie, les Nordistes, plus puissants furent d'abord avantagés. A la mi-temps, ils menaient 2 à 0. Et sans vouloir relativiser la valeur de nos compatriotes, avec les Britaniques Barrett, Lutterlock, Mac Gowan et avec le Hongrois Varga, ils avaient un quatuor du tonnerre. Varga délivrait à Windkelmans des balles que celui-ci transformait en boulets qui me tordirent les mains en deux occasions. En face, Défossé avait les genoux en sang et n'était pas mieux loti. A la reprise, ils marquèrent encore deux fois, nous trois. C'était insuffisant, ils gagnaient par 4 à 3. Les 12 000 spectateurs présents étaient enchantés. Et si M. Raguin n'avait pas refusé un but à Bardot... A propos d'arbitres, avec le professionnalisme, leur situation avait-elle évolué ? Eux aussi étaient payés. Je crois me souvenir qu'ils touchaient 100 francs d'indemnités par match dans leur ligue, 250 s'ils en sortaient. Aujourd'hui, vous percevez une retraite du football ? Pas du tout. On avait alors vaguement cotisé et il me semble qu'on nous a remboursés. Non, je suis prof de gym retraité, car avec les difficultés que connut le professionnalisme sous Vichy j'ai dû changer mon fusil d'épaule. Et je suis devenu enseignant à trente-trois ans. Ensuite pour améliorer mon bagage, je suis également devenu kiné, ce qui m'a valu de masser au Carlton aussi bien Liz Taylor que Gina Lollobrigida, le roi Farouk et Jean Gabin qui voulait que je le double au cinéma. Et aujourd'hui ? A quatre-vingt-quatre ans, je masse toujours quelques fidèles clientes et je ne manque pas un seul match de ma chère équipe de Cannes. Dans laquelle, hélas, il n'y a plus un seul gars du pays... " |